- HISTOIRE SOCIALE - Histoire urbaine
- HISTOIRE SOCIALE - Histoire urbaineJusqu’aux années 1970, en France, mais aussi dans la plupart des pays disposant d’une école de recherche historique active, l’histoire urbaine paraît avoir souffert d’une réelle difficulté à se constituer en une discipline non pas autonome – ce que, précisément, elle ne saurait être sans s’invalider elle-même – mais portant sur un objet propre et nettement identifié. Cela implique la poursuite des discussions sur la notion même de ville, dont l’évidence empirique se révèle fort illusoire dès que l’on se réfère à un large éventail chronologique et à de nombreuses civilisations, ou que l’on en tente une codification synthétique.L’historiographie traditionnelleOn n’a pas attendu les années soixante et soixante-dix de notre siècle pour écrire sur les villes: elles ont suscité dans la tradition historiographique française des œuvres magistrales telles que celles de Camille Jullian, d’Arthur Kleinclausz ou de Marcel Poëte (consacrées respectivement à Bordeaux, Lyon et Paris), pour ne citer que ces trois exemples. En fait, l’histoire urbaine de la France (dont un grand ouvrage collectif, aux éditions du Seuil, a tenté une première synthèse) aborde sa nouvelle carrière comme cuirassée d’informations de toutes sortes sur les villes, sans que la spécificité des phénomènes urbains ait été clairement perçue. L’histoire de l’art, dépassant depuis longtemps les seules analyses de la topographie, du système des voies, des plans et des limites, de l’équipement monumental ou des politiques officielles d’embellissement et, plus tard, d’urbanisme, en est venue à inventorier l’architecture mineure et domestique, le parcellaire et la morphologie des tissus urbains: on songe ici, par exemple, au travail de l’équipe d’André Chastel sur le quartier des Halles. L’histoire des institutions et de la vie politique urbaines ne cesse de se renouveler, comme en témoignent, au-delà d’une ancienne et abondante littérature sur les révolutions citadines, des ouvrages aussi différents que les tomes déjà parus de la Nouvelle Histoire de Paris , la thèse de Jean Tulard sur l’administration parisienne de 1800 à 1830, ou le livre de Maurice Agulhon sur Toulon au milieu du XIXe siècle. Les activités et les fonctions ont parfois bénéficié d’éclairages somptueux – que l’on songe à Marseille, connue à la fois, par exemple, par les volumes successifs consacrés à l’histoire de son commerce sous l’égide de la chambre locale de commerce et d’industrie, et par les Négociants marseillais au XVIIIe siècle de Charles Carrière.Il y a mieux, depuis les années 1950, avec le renouveau de l’histoire sociale et la naissance d’une école de démographie historique. De ce fait, un énorme savoir est en train de s’accumuler sur les populations et les sociétés urbaines. Toutefois, cette accumulation est contrariée, surtout à partir du XIXe siècle, par l’inégale qualité des recensements, par la taille de plus en plus importante des organismes urbains, par la difficulté de trouver ou d’exploiter les sources adéquates concernant les mouvements migratoires, la mobilité sociale et même les fortunes. Typiques de ces explorations: la thèse de Maurice Garden, explicitement intitulée Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle ; ou les enquêtes coordonnées sur les fortunes françaises depuis la fin du XVIIIe siècle, étudiées à Toulouse par Jean Sentou, à Paris par Adeline Daumard, à Lyon par Pierre Léon – seul, en fait, le niveau des grandes villes a été atteint par ces travaux. D’autres se sont attachés, avec des moyens plus «sophistiqués», à démonter les mécanismes de la formation, dans le cadre d’un réseau urbain régional, d’une partie seulement de cette population urbaine: ainsi Yves Lequin, dans ses Ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914) . Dans tous les cas qui viennent d’être cités, dans tous ces ouvrages dont le titre comporte les mots de «ville» ou d’«urbain», ou le nom même de telle ville, l’analyse des comportements démographiques, des stratifications socioprofessionnelles, socio-économiques et autres privilégie en fait l’étude de populations et de sociétés de localisation urbaine, la ville étant un point de référence mais non pas un objet distinct. Au point qu’on se demanderait parfois si elle a une existence propre, et s’il y a lieu de la prendre en compte.La ville, objet d’étudeCette tendance – qui ne remet pas en cause, évidemment, la validité intrinsèque de ces travaux d’histoire sociale – n’est du reste pas propre aux historiens. On la retrouve dans les autres sciences humaines qui se sont emparées de la ville comme objet d’étude (au point, sans doute, que les historiens pouvaient considérer pendant un temps qu’ils en étaient dépossédés): géographie, sociologie et économie urbaines, en particulier. Par vocation, les géographes étudient l’espace. Mais qu’il s’agisse de la ville saisie de l’intérieur ou de la ville insérée dans une hiérarchie, un réseau, ils appréhendent l’espace urbain plus volontiers sous ses aspects physiques, géométriques ou arithmétiques et, de plus en plus, quantifiables. La distribution «à plat» des activités et des densités, les phénomènes de circulation, la notion fonctionnelle abstraite de centralité, tout cela évacue à son tour la personnalité de la ville et la réduit encore une fois à un lieu inerte, théâtre de toutes sortes de combinaisons. Simple forme, simple cadre: c’est encore à quoi la réduisent les écoles de pensée qui font de la ville l’expression directe d’un système économique, la traduction d’un stade donné de la civilisation, et habillent simplement l’histoire des villes d’une périodisation ou d’une typologie empruntées à l’histoire globale de la société.Il ne suffit donc pas de s’accorder, sous les apparences du vocabulaire, à définir la ville comme un espace «social»; il reste à s’entendre sur la nature des relations qui s’y développent, et qui ne sont pas univoques, immédiates et mécaniques, d’un contenu à son contenant. La construction de cet espace et son aménagement, sa division économique et sociale, sa croissance ou sa métamorphose sont le résultat d’interactions. Sans aucun doute, la ville exprime à tout moment un rapport de forces sociales. Encore s’agit-il d’identifier par l’intermédiaire de quels agents, et au terme de quels choix d’ordre subjectif ce rapport vient s’inscrire dans l’espace, sous des formes qui ne sont pas toujours directement lisibles.Mais la ville elle-même, depuis qu’elle existe, est devenue un acteur: sa présence concrète, sa pérennité, les représentations d’elle-même qu’elle engendre chez ses usagers, le fait en somme qu’elle soit à la fois un héritage physique contraignant et un phénomène d’opinion viennent nuancer de façon importante le jeu des acteurs sociaux. Cette conception de l’espace urbain a été clairement formulée par Marcel Roncayolo (article Città de l’Enciclopedia , t. III, pp. 3-84, Einaudi, Turin, 1978). Défendant une notion enrichie de la morphologie urbaine, l’auteur insiste sur la nécessité de «montrer l’articulation entre formes et société urbaine, afin de dépasser l’opposition entre un cadre et une vie urbaine qui s’y moulerait [... ] C’est à travers [les formes] que les cultures urbaines exercent leur pouvoir de création ou simplement leurs pratiques [...] Il existe une certaine logique des formes urbaines, qui n’est pas seulement inertie». Le reflet des sociétés se cristallise dans les villes, «conservatoires temporels» (Jean-Claude Perrot); à leur tour elles proposent des modèles, offrent des possibilités de réutilisation et de réinterprétation. La société urbaine ne s’enracine pas dans un sol neutre.Un écart sensible subsiste, bien entendu, entre cette réflexion théorique et la production historique des années précédentes. Celle-ci reste dominée par le genre classique de la monographie urbaine, vaste champ que se sont partagé plusieurs entreprises d’inspiration différente: au premier rang d’entre elles, dans la série «Histoire des villes» de la collection «Univers de la France et des pays francophones» (sous la direction de Philippe Wolff, éd. Privat, Toulouse), les volumes consacrés à Agen, Angers, Brest, Bruxelles, Chambéry, Genève, Grenoble, Lille-Roubaix-Tourcoing, Limoges, Lyon, Le Mans, Marseille, Metz, Nancy, Nantes, Nice, Poitiers, Rennes, Rouen, Strasbourg, Toulouse et Tours. Mais d’autres villes ont échappé au plan d’ensemble (Mulhouse) ou bénéficié d’un traitement en plusieurs volumes (Bordeaux, Paris). Un critique de la série mentionnée ci-dessus a fait remarquer qu’un des partis pris d’ensemble les moins défendables résidait dans le découpage chronologique très traditionnel, aligné sur la périodisation coutumière de l’histoire générale, voire de l’histoire politique – chaque volume respectant, par exemple, l’intangible césure révolutionnaire. Ainsi, si l’on doit à une telle collection un ensemble fort précieux de mises au point concernant les comportements politiques des métropoles provinciales dans les années 1789-1799, peut-on lui faire grief d’ignorer l’existence d’un temps urbain spécifique, de ne pas avoir cherché à définir l’originalité des conjonctures urbaines particulières (ou générales) par rapport à l’ensemble des autres conjonctures, dont on suppose donc, par définition, la ville tributaire et dépendante. D’autre part, la «ville-prétexte» engendre, de phase en phase, un tour d’horizon des différentes subdivisions de la connaissance historique qui ne font qu’accentuer l’impression d’un simple «cadrage» géographique de l’histoire générale.Le renouvellementCependant, le renouvellement de l’histoire urbaine s’est vigoureusement amorcé du côté de la recherche universitaire et a commencé à produire des monographies d’un esprit tout différent. D’une portée considérable apparaissent l’effort conceptuel ainsi que l’analyse des forces à l’œuvre dans la ville menés à bien par Jean-Claude Perrot dans Genèse d’une ville moderne: Caen au XVIIIe siècle (Mouton, Paris-La Haye, 1975, 2 vol.). Audelà d’un tome Ier entièrement consacré à une description de la ville physique, de ses structures démographiques et économiques – bel hommage rendu à «l’histoire économique et sociale» classique –, le tome II s’ouvre sur un chapitre intitulé «L’Urbanisme, enjeux et combattants» suivi d’un autre, «L’Insertion urbaine des patrimoines et des hommes», qui s’efforcent, comme le dit l’auteur dans sa conclusion, de changer l’«atmosphère méthodologique» de l’histoire urbaine. L’étude des conjonctures démographique et économique est rejetée en fin de travail, et leur discussion prend place sur la nouvelle toile de fond d’une mutation proprement urbaine de très large signification: le passage de la ville traditionnelle à la ville moderne. Transition sur laquelle s’articulent l’étude des pesanteurs urbaines («la ville façonne la nature des vivants») et celle des «épreuves de force» qui vont modifier l’espace urbain de Caen avant la fin de l’Ancien Régime.Depuis Jean-Claude Perrot, peu se sont aventurés dans le «carrefour mal exploré» du social et de l’urbain, en dehors de Gérard Jacquemet dans sa thèse sur Belleville au XIXe siècle: du faubourg à la ville (université de Paris-IV, 1979); mais la comparaison ne peut s’effectuer entre les deux travaux du fait de la différence des cadres d’étude (ici, il s’agit d’une monographie fine d’une fraction de l’agglomération parisienne: l’angle d’approche est fondamentalement différent). Et, surtout, le défi lancé par l’historien de Caen n’a pas été relevé par les nombreux tenants d’une autre périodisation de la croissance et de la mutation urbaines, qui veulent opposer la ville industrielle à la ville préindustrielle. Conscient lui-même d’avoir fondé le couple ville ancienne-ville moderne sur l’analyse «d’une ville épargnée par les prémices de l’industrialisation», Jean-Claude Perrot n’en a pas moins involontairement attiré l’attention, très fortement, sur une large communauté de structures et d’idéologies entre Caen à la fin du XVIIIe siècle et nombre d’autres villes, du même rang ou de taille bien supérieure, qui, même touchées ultérieurement par l’industrialisation, n’ont été transformées (au XIXe siècle et même plus tard) que d’une façon très localisée ou globalement très indirecte. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, ou jusqu’à la période postérieure à 1945, l’histoire de bien des villes françaises se déroulerait ainsi sur la lancée de l’époque des Lumières.On se trouve de cette manière ramené aux effets stérilisants que produisent sur l’histoire urbaine des présupposés projetés un siècle ou deux en arrière: celui du lien contraignant et logique entre industrialisation et urbanisation; celui de l’organisation de l’espace urbain selon un principe de ségrégation sociale rigoureux, auquel se lie une dialectique (ou une mécanique?) du centre et de la périphérie. Adhérer à ces présupposés, c’est rester prisonnier d’un jeu de concepts, et nier que la ville mérite d’être regardée à la loupe: structure de la propriété, micro-analyse de l’occupation à l’échelle de l’immeuble, évolution sur plusieurs décennies de ces mêmes phénomènes, cycles de valorisation, de dégradation et de reconquête des espaces urbains, persistance ou réinterprétation des mythes élaborés (par qui? et qui sont les détenteurs des valeurs urbaines?) autour des sites et des quartiers, va-et-vient entre les intentions et la réalité (promoteurs et usagers).Paris – exemple si souvent invoqué – est sans doute un trop beau terrain pour la démonstration. La ville elle-même témoigne d’une croissance remarquable du début du XIXe au début du XXe siècle; mais ce n’est pas l’industrialisation qui oriente principalement son extension topographique, son développement physique ni l’augmentation de sa population: titulaire d’une population ouvrière de type ancien de longue date très importante, la ville croît principalement par la domesticité, les commerces, les services, les employés, plus tard les «cadres» et fonctionnaires. À l’égard de la ségrégation, seules des vues hâtives peuvent faire croire que ce grand dessein social et politique aurait connu son accomplissement avant 1914. Partout les frontières qu’on s’imagine claires de la géographie sociale urbaine sont brouillées par la structure des quartiers: surimposition de voies modernes «bourgeoises» à des îlots vieux de plusieurs siècles et évoluant peu derrière le nouveau décor; longue résistance de noyaux villageois de type artisanal et ouvrier dans les communes annexées de 1860. Partout, dans des proportions certes très variables, les nouvelles «classes moyennes» s’insinuent dans les espaces qu’on croyait réservés soit au prolétariat (Belleville), soit à la bourgeoisie ancienne ou à l’aristocratie des affaires et du pouvoir (beaux quartiers de l’Ouest). Presque partout, des variétés de salariat restent présentes en occupations interstitielles, comme aujourd’hui les immigrés récents ou les plus défavorisés. Le schéma ségrégationniste ne se réalise d’une façon satisfaisante (pour l’esprit) que sur des surfaces limitées. Mais sans aucun doute a-t-il tendance à affirmer sa réalité au cours de la seconde moitié du XXe siècle, à l’occasion des bouleversements immobiliers dans Paris, et dans le cadre plus global de nouveaux équilibres entre Paris et les banlieues.Bien entendu, il est possible que cette conception de l’histoire urbaine bute sur les formes récentes de l’évolution urbaine et devienne alors partiellement sans objet. Si sa réflexion peut être relancée et ses références au long terme utilisées à propos des opérations d’urbanisme touchant les parties anciennes des villes, en revanche elle est largement incompétente pour rendre compte de phénomènes tels que l’urbanisation généralisée ou la création des villes nouvelles, expression d’une croissance capitaliste au rythme insolite, s’emparant d’espaces urbains et ruraux sur lesquels elle entend faire surgir ex nihilo les villes toutes faites dont elle imagine avoir besoin. Urbanisation étroitement assujettie, cette fois, aux mouvements conjoncturels et spéculatifs. Toutefois, même dans de tels cas, la ville et son histoire, auxquelles une considération insuffisante a été accordée, prennent une revanche souterraine. Il n’est pas sûr que l’urbanisation accélérée, liée à des politiques de planification ou d’aménagement insuffisamment étudiées, ou exposées à des révisions, et exploitée par des intérêts privés imprudents ou avides, réponde aux besoins ou à la sensibilité – plus ou moins clairement formulés – de sa clientèle, sur laquelle continue à s’exercer l’emprise de représentations classiques de la ville ainsi que de l’équilibre ville-campagne. Alors s’esquisse une reconversion, qu’imposent du reste une crise économique aux contours et à l’évolution mal cernés, la crainte soudaine du gaspillage de l’espace et du matériau, le risque entrevu d’une pathologie de la ville nouvelle, plus redoutable encore que celle du Paris décrit par Louis Chevalier dans ses Classes laborieuses et classes dangereuses . Les politiques européennes de réhabilitation des quartiers anciens vont rendre ainsi hommage, sans l’avoir expressément voulu, à cette inépuisable capacité de la ville d’adapter sa morphologie ancienne à des civilisations modernes, ou de tolérer la naissance de formes nouvelles; sa capacité, aussi, à développer et à transmettre une familiarité entre ces formes et les générations successives de leurs utilisateurs. Il y a là un domaine d’investigation encore riche pour les sciences humaines, qui, traitant de la ville, peuvent moins que jamais en négliger la dimension historique.
Encyclopédie Universelle. 2012.